Patrick Boucheron, « Pour poser quelque part le lourd fardeau du monde » publié dans « l’Atlas en mouvement » édité par Textuel en 2022.

On se fait parfois une idée trop désinvolte des atlas. Compagnons de nos cahiers d’écolier, ils promettaient des voyages faciles vers des pays aux noms magnifiques, glissant sur quelques allitérations en des langues inconnues, comme l’on frôle un liseré côtier. « C’était le monde pris dans un miroir », s’émerveillait dans Les Mots le jeune Jean-Paul Sartre, qui naviguait dans la bibliothèque familiale pour s’y rêver explorateur de terres sauvages : « J’étais La Pérouse, Magellan, Vasco de Gama. » Prendre la mer, braver la mort, fuir des villes en feu – cent fois, mille fois par jour, des migrants rejouent aujourd’hui l’Énéide, mais anonymement, et à mille lieues des havres livresques où se racontent les aventures maritimes et les parcours terrestres de leurs plus illustres devanciers. Qui racontera leur histoire ? Mais eux-mêmes, et de tant de façons, en des alphabets étranges et des vidéos tremblantes.
Mathieu Pernot nous permet d’ouvrir les yeux sur ceux qui ont gardé les lieux ouverts. Suivez le fil des cahiers d’écolier. Certains se timbrent fièrement des galères de Carthage et des nefs des marchands de l’eau de Lutèce ou se recommandent d’un navigateur nommé Marco Polo (grand marcheur pourtant) ; d’autres ont les bords calcinés de reliques bibliques, maintenant vaille que vaille la litanie des jours ou les parties du corps ; les derniers enfin couchent en kurde, en arabe ou en tigrinya les récits de ces vies fragiles. C’est qu’il faut bien poser quelque part le lourd fardeau du monde, lestant de son poids de souffrance la notion même d’atlas.
Comment avons-nous pu l’oublier ? L’atlas, ce livre glorieux de l’occidentalisation du monde, porte le nom d’une punition – celle, précisément, d’un Titan nommé Atlas. C’était le frère de Prométhée, châtié par les dieux pour avoir volé le feu qui donne vie aux statues d’argile devenues homme et femme. Atlas, quant à lui, est le porteur, celui qui supporte et qui endure. Il fut pour son orgueil condamné à tenir écartés l’un de l’autre la Terre et le Ciel, Gaïa et Ouranos. Voici le fardeau terrible qui pèse sur ses épaules – et voici ce que notre contemporanéité, celle de l’Anthropocène, rend plus lourd encore. Car comment désormais séparer la Terre habitée de ses enveloppes atmosphériques ?
D’ailleurs, cela commence ainsi : par une éclipse. Nuit noire sur les histoires anciennes de navigation et de cosmogonie, qui se disent en arabe, puisque Muhammad Ali Sammuneh y ajoute, c’est le cas de le dire, des légendes. Les Chinois prétendent que tous les hommes vivent « sous le même ciel », mais ce principe confucéen du Tianxia, tel qu’il est manipulé par le pouvoir actuel, conforte davantage la domination qu’il n’exalte l’universalité. Nous appartenons géographiquement au monde, mais politiquement, ce sont les États qui s’emparent de nous. Voici pourquoi il convient de rappeler que si nous vivons sous le même ciel, le paysage changeant de la voûte céleste fait que nous ne vivons pas sous les mêmes étoiles.
Comment ne pas penser aujourd’hui aux dernières phrases de La Garde blanche de Mikhaïl Boulgakov, décrivant le siège de Kiev en 1918 : « Tout passera. Les souffrances, les tourments, le sang, la faim et la peste. Le glaive disparaîtra, et seules les étoiles demeureront, quand il n’y aura plus trace sur la terre de nos corps et de nos efforts. Il n’est personne au monde qui ne sache cela. Alors, pourquoi ne voulons-nous pas tourner nos regards vers elles ? Pourquoi ? »
Tout passera, sans doute, mais certains, parmi nos frères humains, peinent à passer. Alep, Istanbul, Çorum, Paris. Le cours des astres dessine, à chaque étape, de sombres présages, aux voisinages de l’astronomie et de l’astrologie – en italien, quand les astres s’alignent de manière si évidemment funeste, on appelle cela un disastro. L’astronome syrien Muhammad Ali Sammuneh arrive à Paris à la fin de l’année 2015, année terrible. Voici de quels remuements est fait cet atlas en mouvement. Et comment pourrais-je, moi qui le découvre et l’admire, avoir le cœur de l’accompagner autrement que fraternellement, en me laissant gagner par ses effets de fondu enchaîné ?
Impossible et vain, évidemment, d’en commenter chaque frémissement. Il est des atlas qui invitent au voyage, d’autres qui disent leur lot de malheurs. Mais voyez comme ici ils s’appareillent étrangement aux merveilles du monde. On y découvre qu’il n’y a pas que les hommes pour se déplacer sous les étoiles, mais les végétaux – eux que l’on dit enracinés ne cessent d’ensemencer, et à parcourir les arbres phylogénétiques de Marwan Cheikh Albassatneh comme les herbiers de leurs déplacements, on comprend mieux ce que pourrait être une histoire naturelle des migrations. Aux écoliers français désireux de comprendre notre commerce au monde et de s’y découvrir les autres des autres, les historiens François Crouzet et Lucien Febvre proposaient en 1950 de simplement descendre au jardin. Là, les enfants sages comprendraient que les plantes qui leur sont familières « sont des étrangères [...] naturalisées françaises ». Mais nul irénisme ici, car l’on découvre bientôt les oliviers blessés et torturés dans le camp de Mória à Lesbos, puis les arbres de la Jungle de Calais qui eux ne sont pas meurtris, mais dont les racines sont jonchées de plastique de couleur.
Un fondu enchaîné, vous dis-je. Il faut du bois mort pour faire un feu, et c’est de ce brasier que naissent les histoires. C’est vieux comme le monde, et la mystique juive le commente d’abondance : le feu et le récit se chauffent du même bois. Mais si l’on voit ici ce foyer où se raniment les paroles gelées de ceux qui ont tant marché, on devine aussi que l’incendie peut se faire meurtrier, quand à Lesbos, capitale de la douleur, des criminels brûlent des tentes. C’est alors que les archéologues du désastre entrent en scène, confiants dans la promesse benjaminienne, certains que rien n’est jamais perdu pour l’histoire, trouvant sous la cendre quelques paroles calcinées, éparses. Gisent là ce qu’Aby Warburg appelait des Leidschätze, « trésors de souffrance ». Inévitablement, on pense ici à Emanuel Ringelblum et à ses camarades du groupe Oyneg Shabbes qui, de 1939 à 1943, collectèrent pour enfouir, attendre et espérer. Des tissus, des chiffons et des textes – ce sont là des histoires si anciennes, archaïques.
Bien entendu que tout, ici, n’est accessible que par traces. Seuls les abords de la catastrophe peuvent être documentés. Ainsi des photographies proprement terrifiantes de ces bouées et de ces gilets de sauvetage, qui portent si mal leur nom. C’est une histoire de corps et d’empreintes, certains torturés comme des oliviers, d’autres s’ouvrant comme une main. C’est une histoire de passages et de parcours, de villes détruites comme points de départ, et il faut alors soutenir le regard face à l’anéantissement pour comprendre ce qui donne la force d’affronter l’effroi de la mer. C’est une histoire de frontières, solides ou liquides, armées ou incertaines, une histoire de récifs, de passes et de naufrages. Inutile de se croire à l’abri sur le rivage, spectateur des périls, contemplant à pied sec les malheurs de l’humanité qui chavire : nous sommes embarqués.
Voici pourquoi je ne me déroberai pas plus longtemps à la seule tâche qui incombe, dès lors qu’on tente de ne point trop se montrer indigne du métier de vivre. Il faut savoir dire, et dire simplement, je veux dire sans louvoyer ni s’appesantir, les moments où l’on a eu honte. Pour ma part, c’est en voyant les photographies, terribles photographies, impeccables de justice et de justesse, que Mathieu Pernot fit de corps empaquetés dans des sacs de couchage, des couvertures, des draps, des cartons, des sacs-poubelle. Je les reconnais, je les ai vus et revus, je suis passé devant tant de fois, je les ai enjambés, seul ou avec mes enfants, j’ai détourné le regard, j’ai continué une conversation. Si bien qu’en regardant aujourd’hui ces photographies, je peux tout identifier – les jointures des pavés, les dalles grises ou mouchetées, ce rebord grillagé, ce jardin sale, ce banc –, tout, sauf l’essentiel : le nom de l’homme. Je reconnais l’emplacement, puisque j’y habite, mais je suis incapable de nommer un seul de ceux qui dormaient sous ces linceuls. Nous sommes embarqués, mais nous sommes aussi empaquetés. Pris dans cette honte de ne pas savoir dire les noms.
Alors que le nom de celui dont la statue est sous la bâche au Collège de France, je le connais très bien. La performance de Mohamed Abakar inverse la charge du patronyme. Pour une fois, ce sont les statues qui sont anonymisées. Voiler pour rendre plus visible, et par un beau drapé faire saillir les formes : ce geste, dira-t-on, est vénérable comme la statuaire antique. Oui sans doute, mais il prend ici une forme pathétique et spectrale qui trouble l’idée même de généalogie. Il convient, pour le comprendre, de lire Passer, quoi qu’il en coûte, livre cinglant que Georges Didi-Huberman a consacré au poème de Niki Giannari, voix off du film Des spectres hantent l’Europe. Pourquoi cette image du spectre s’impose-t-elle ? Pour dévoiler cette vérité aveuglante : les réfugiés « ne “débarquent” pas de rien ni de nulle part » : ils reviennent. Ils ne « font que revenir. […] Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous les enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenannts ».
« Nos parents revenants » : voilà la clé. À ce moment-là, l’inquiétante étrangeté devient l’étrange familiarité, l’Unheimliche freudienne. Voilà ce que l’on pourrait appeler, au sens plein du terme, le passé : non pas seulement notre histoire, mais cet arrière-pays où l’on reconnaît effectivement que ceux qui passent reviennent. Comment saurons-nous alors les appeler par leurs noms ? Un atlas, et surtout lorsqu’il demeure en mouvement, est une liturgie des noms propres : il appelle le tracé, égrenant le long des parcours la liste des toponymes. On pense aux portulans des navigateurs anciens, qui resserrent la précision de la dénomination aux abords de littoraux dont ils orchestrent la connaissance frôleuse. Mais il en va également ainsi de l’extraordinaire périple de Mustaddin Jewar, papillonnant son cahier d’écolier en carnet de déroute depuis l’Éthiopie, ou de l’itinéraire d’Imdad Hussain qui prend le Pakistan pour point de départ – incisif, le trait du voyage, filant comme une interminable cicatrice, commande alors le désordre des livres.
Oui, la question du nom propre est bien l’enjeu le plus implacable et le plus cruel de cette histoire. Saisissez celui de l’astronome ou du botaniste dans un moteur de recherche – mais si, vous savez, ces pilotes qui garantissent des navigations sans péril sur la mer d’huile d’Internet – et vous tomberez sans coup férir sur leurs articles de recherche. Suivez celui de l’extraordinaire artiste syrien Najah Albukaï, il vous mènera immanquablement sur la piste d’autres graveurs de l’horreur, de Goya à Zoran Mušič. Mais les autres ? Les anonymes des captures d’écran ? Ceux dont on ne devine que les formes indécises sous les linceuls de notre indifférence ? Ceux qui ont déjà disparu dans l’amas des gilets de sauvetage ? Ont-ils seulement eu le temps de poser leur bagage ?
Il y a, ici ou là, quelques tentes, bicoques, cabanes et abris – habitats malgré tout, où se lovent des corps fragiles, et qui sont comme sécrétés par leur parole même. Allez savoir pourquoi, mais je pense en les voyant à Francis Ponge qui fit de son Parti pris des choses une rage contre l’inattention. Les monuments des hommes ressemblent à « de grands os décharnés », « les cathédrales les plus énormes ne laissent sortir qu’une foule informe de fourmis », écrit-il dans « Notes pour un coquillage ». Ces squelettes ne trouveraient grâce aux yeux du poète que s’il voyait sortir du Colisée, comme un mollusque de son coquillage, un énorme colosse « en pleine chair ». Mais en attendant, il préfère la démesure de cette petite chose qu’est le coquillage, dès lors qu’il le pose « sur l’étendue du sable ». « Je ne sais pourquoi je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps […], sculpte des espèces de niches, de coquilles à sa taille, des choses très différentes de sa forme de mollusque mais cependant y proportionnées. »
C’est, me semble-t-il, exactement le cas ici. Les images de Mathieu Pernot accueillent de ces vies aventureuses et précaires, de celles qui entretiennent un rapport avec le mystère et la vulnérabilité. « Précaire » vient ici de praex, qui désigne la prière, ou plus exactement la frêle requête faisant assaut de faiblesse, par opposition à la quaestio qui se donne tous les moyens, y compris les plus violents, pour arracher la vérité. Mais cette prière est aventureuse, car elle nous projette dans un périple de savoir – et en ce sens, cet Atlas en mouvement nous promet le même élan, sartrien, que les albums de nos enfances. Voici pourquoi il était si beau de voir, exposés au Collège de France, ces cahiers afghans où Mansour exerçait son écriture à dresser les peurs, les urgences et les périls – « je me suis perdu », « salle d’attente », « carte d’identité », « j’ai peur », « il ne faut pas mentir » – puis, peu à peu, et en les recopiant plusieurs fois pour s’en convaincre, les « 14 juillet », « fête nationale » et « liberté égalité fraternité » alignés comme à la parade. Dessiner le lieu où l’on est, écrire, enfin raconter son histoire. C’est la fin du voyage, l’entrée dans une autre langue, celle qui promet une nouvelle aventure de savoir. L’atlas se referme, mais pas sa punition. On a posé quelque part le lourd fardeau du monde.