Mathieu Pernot

Claire Guillot, « Au Mucem, Mathieu Pernot raconte l’universel de l’Exil », publié par le journal Le monde le 21/7/2022

Il y a quelque chose de mythologique dans le travail qu’expose Mathieu Pernot à Marseille, au MuCEM. Les migrants sont au cœur de son projet, mais on y trouve bien plus que les représentations habituelles de pneumatiques qui chavirent, de camps de réfugiés aux portes de l’Europe ou de villages de tentes à Calais ou à Paris… Grâce à des documents qui semblent sortis d’un autre temps, vieilles cartes marines ou vues de la voûte étoilée, cahiers d’écolier jaunis par les ans ou planches botaniques, son projet vient raviver un imaginaire ancien, fait de récits de voyage tragiques et de traversées pleines d’aventures et de poésie. Plutôt l’Odyssée d’Homère que le journal de 20 heures…
Dans une installation circulaire remarquable, répartie dans une unique grande salle du fort Saint-Jean, le photographe a fabriqué un « Atlas en mouvement ». Un projet polyphonique, ou plutôt symphonique tant les éléments sont harmonieusement orchestrés. Il y mêle ses propres photographies, réalisées lors de voyages ou de résidences, des travaux menés en collaboration avec des migrants, des œuvres qu’ils lui ont confiées et toutes sortes de trouvailles qui touchent à l’astronomie, la botanique, la médecine… « L’idée était d’inverser la perspective, raconte le photographe, de voir les migrants non comme des gens sans bagage qui viennent s’installer chez les autres, mais au contraire comme les détenteurs d’une culture, d’un savoir. »

Puissant poème visuel

Comme pour Les Gorgan, la famille gitane d’Arles avec laquelle Mathieu Pernot a travaillé deux décennies, il a fallu du temps avant que le projet, commencé il y a douze ans, trouve sa forme définitive : « Il y a eu un moment où j’ai senti qu’il était nécessaire de démonter toutes mes séries pour les remonter autrement. » L’idée a surgi lors d’une résidence au Mémorial de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) en 2015, où il a rencontré des réfugiés parlant le tigrinya, langue d’Erythrée qu’il ne connaissait pas et dont la beauté de la transcription l’a frappé. « Je me suis découvert ignorant. J’ai voulu faire quelque chose autour de l’histoire des écritures, qui dépasse les histoires individuelles. »
Croisant ses propres images documentaires et d’autres venues d’ailleurs, anciennes et contemporaines, il a imaginé ce puissant poème visuel, chargé d’une dimension encyclopédique et collective. « Il était important pour moi de collaborer avec ces gens dont l’histoire est souvent racontée par d’autres, dit-il. Dans certains cas, je n’interviens pas, je suis juste là comme un trait d’union, un passeur. »
Les documents trouvés, jamais gratuits ni purement décoratifs, font le lien entre le lointain et le proche, le général et l’intime. Ils invoquent à la fois les aventures personnelles de ceux qu’il a rencontrés et des savoirs communs ou des expériences universelles. Le passé, de même, se mêle sans arrêt à l’actualité. Le visiteur qui s’approche des splendides cartes de marine anciennes remarquera qu’y sont inscrits, en tout petit, à côté des annotations d’époque des marins, les lieux des naufrages récents avec leur nombre de morts…
Les élégantes planches du XIXe siècle couvertes de ciels étoilés ou de planètes – ces astres lointains que tous les hommes ont en partage – sont légendées en arabe par Muhammad Ali Sammuneh, réfugié syrien et astronome de profession qui travaille aujourd’hui à l’Observatoire de Paris. Mathieu Pernot a aussi affiché des vues de nuits étoilées réelles : précisément celles que ce réfugié a eues au-dessus de la tête lorsqu’il a quitté Alep et lorsqu’il a rejoint Paris, points de départ et d’arrivée de son douloureux périple.
Mathieu Pernot, photographe : « Il était important pour moi de collaborer avec ces gens dont l’histoire est souvent racontée par d’autres »
L’ensemble est découpé en grands chapitres, calqués sur les différents défis que doit affronter un réfugié au cours de son voyage – mais qu’en réalité beaucoup d’humains connaîtront au cours de leur vie : devoir partir, prendre la mer, faire du feu, trouver un toit… Celui intitulé « Eprouver son corps » est particulièrement réussi.
On y passe, dans le même mouvement fluide, des empreintes de mains de migrants réalisées par Mathieu Pernot – allusion possible aux empreintes digitales prélevées par les douaniers européens qui appliquent le protocole de Dublin – aux planches d’anatomie commentées en dialecte dari par la gynécologue et migrante afghane Maryam Azimi. Puis aux terribles dessins réalisés de mémoire par Najah Albukai, syrien, autrefois professeur à l’université de Damas qui témoigne à travers ses œuvres des torutres qu’il a subies.
Le corps s’offre ainsi aux regards, universel et multiple, tantôt mis à distance, tantôt écorché et souffrant. Voire invisible. Les migrants enveloppés dans des couvertures pour survivre aux froides nuits parisiennes, photographiés par Mathieu Pernot, deviennent ainsi des sculptures classiques aux drapés sophistiqués.

Récits d’exil et espoirs

D’un bout à l’autre du parcours, un même objet revient sans cesse : le petit cahier d’écolier quadrillé. « Je me suis interrogé longtemps pour savoir sur quel support raconter ces histoires, indique l’artiste. En assistant aux cours de l’association Français langue d’accueil, j’ai vu ces cahiers d’écriture utilisés par les migrants, ceux qu’on a tous eus entre les mains, enfant. Ils créent à la fois de l’empathie et de l’altérité. »
Dans l’exposition, les réfugiés y inscrivent, dans leur langue, leurs récits d’exil et leurs espoirs. Ils y consignent les mots de français qu’ils apprennent. Ils y dessinent, page après page, le fil de leur interminable voyage, de quelques mois ou de plusieurs années, à travers tous les pays arpentés à pied, en voiture, en train, en bateau. Mais au-delà, les vieux cahiers d’école jaunis chinés par Mathieu Pernot renvoient à une autre histoire, plus ancienne et plus large : leurs couvertures élégantes illustrées avec des bateaux ou des paysages racontent les trajets accomplis autrefois dans le sens inverse, par les habitants de la « belle France », vers les « colonies françaises ».
Le centre du parcours, plus classique, est consacré aux images du camp de Moria, ce lieu de triste réputation, sur l’île de Lesbos en Grèce, où se sont entassés près de 20 000 réfugiés (dans un espace prévu pour 2 000). En 2020, guidé par un migrant, Mathieu Pernot a parcouru le camp, tirant de ces lieux de misère des photos à la fois terribles et poétiques, centrées sur les feux de camp de fortune dans les collines, où on brûlait des oliviers découpés en morceaux pour réchauffer les corps et les âmes. « J’ai beaucoup culpabilisé d’être accueilli si chaleureusement, par des gens qui sont rejetés de partout », dit-il.
Il y est retourné après l’incendie qui a dévasté le camp : des chats ont pris possession des ruines, tandis qu’un couple récolte une à une, dans un mouchoir, les perles d’un collier cassé – vestige dérisoire et précieux d’une vie d’avant. Aux quatre coins de la structure, quatre portraits de réfugiés semblent veiller sur l’atlas exposé tout autour, comme quatre vigies qui embrasseraient d’un seul regard plein d’espoir tout le globe terrestre.
S’il y a un aspect mémoriel dans cet atlas, celui-ci n’est pourtant pas une élégie. « Ceux qui racontent leur voyage sont ceux qui sont vivants et qui sont arrivés quelque part, souligne le photographe. Ce n’est pas un cimetière, mais un lieu de vie. » Quand on ouvre la porte de l’exposition, le bleu de la Méditerranée juste derrière vient se refléter dans ses images, rappel que les aventures épiques décrites se passent ici, tout à côté, et que le bleu de cette mer est celui qui baigne les migrants en quête de nouvelle vie.