Rendre les images dialectiques, entretien avec Etienne Hatt, Art press, n°408, 2014

Comment avez-vous abordé cette mise en perspective qu’est la Traversée, votre rétrospective au Jeu de Paume ?
Comme son titre l’indique, l’exposition a été l’occasion de réaliser une traversée dans mes différents corpus et de faire dialoguer des séries réalisées sur une vingtaine d’années. Cela constituait à la fois une mise en perspective et, à cette échelle, une nouveauté. C’est également une traversée dans l’histoire de ceux qui sont devenus des personnages importants dans mon travail et que l’on retrouve à trois reprises dans l’exposition. Il s’agit des Gorgan, une famille Rom que j’ai rencontrée en 1995 lorsque j’étais étudiant à l’école d’Arles. L’exposition commence et se termine avec eux. Ce sont les enfants dans la cabine du Photomaton en 1995, les adolescents hurleurs en 2001 et les adultes éclairés par le feu en 2013. Ces personnages sont traversés par des histoires de la représentation et font face aux autres corpus d’images qui les regardent – au sens propre et figuré. La prison, que la plupart d’entre eux ont connue, les regarde, comme les logements sociaux dans lesquels ils vivent désormais, migrants de l’intérieur.

Les thèmes de l’enfermement, de l’architecture et de l’urbanisme ou encore des migrations sont effectivement très présents dans votre œuvre. Comment expliquer leur récurrence et leur déclinaison en séries formellement très différentes ?

C’est une certaine nécessité qui m’a conduit à aborder ces sujets. Les marges m’ont toujours intéressé. C’est le mouvement, la tension, la violence du contact entre la périphérie et le milieu qui constituent la matière même de mon travail. Lorsque le centre se déplace vers la marge, il peut faire imploser une barre d’immeuble, construire un camp d’internement pour les nomades ou une prison au pied de laquelle on viendra hurler. Brecht parlait de la violence des rives qui enserrent le fleuve plus que de la violence du fleuve. La violence des frottements de l’un sur l’autre produit des images qui, dans mon cas, sont différentes selon la nature des sujets. Il y a donc un caractère protéiforme dans mon travail qui s’explique aussi par l’usage de photographies dont je ne suis pas l’auteur.

Mis en regard – par exemple les séries sur l’architecture panoptique des prisons et les Hurleurs, ces figures qui, de l’extérieur, tentent de communiquer avec les prisonniers –, vos travaux semblent animés par une dialectique de la norme, qui renvoie d’ailleurs souvent à l’autorité du dispositif photographique, et de sa perturbation. Est-ce un nœud de votre œuvre ?

La question de la norme et celle de la nature du regard porté sont effectivement au cœur de mes préoccupations. Toute photographie est un discours sur le monde, une idée que l’on se fait de lui. Une carte postale des grands ensembles ou une photographie d’un immeuble qui implose sont deux discours différents sur un même lieu. Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer ces discours, de rendre les images dialectiques. Je photographie des situations fragiles et en mouvement alors que le dispositif photographique est « sédentaire » et autoritaire, dans le sens où il cadre, retient et fixe. J’aime l’idée que mes sujets résistent aux photographies que je fais d’eux. C’est sans doute pour cela que chaque corpus est constitué de contrechamps, de discontinuités et de personnages qui sont traversés par différentes iconographies comme s’ils ne se laissaient pas réduire à une forme.

Quelle relecture de votre œuvre l’exposition du Jeu de Paume propose-t-elle ?

Jusqu’à maintenant, j’avais une lecture chronologique et thématique de mon travail. Je montrais les séries en préservant chaque corpus et en le faisant dialoguer avec d’autres séries. Les corps des migrants sur l’asphalte parisien étaient confrontés à la jungle de Calais. Les Photomatons d’enfants faisaient face à la photographie d’identité de leur grand-père survivant des camps. Lorsque j’ai retrouvé la famille Gorgan en 2012, plus de dix ans après les dernières images que j’avais réalisées avec elle, j’ai senti qu’il était possible de démonter mon travail et de le remonter complètement différemment. Chaque membre de cette famille devenait un personnage portant un ensemble d’images où il figurait mais provenant de corpus différents. L’exposition du Jeu de Paume présente ces deux approches possibles. Les ensembles sont présentés par série de façon chronologique, à l’exception d’une pièce récente, Giovanni, constituée d’une quinzaine de photographies où on le retrouve entre 1995 et 2013. Il est à la fois présent sous forme de Photomaton, d’images documentaires, de Hurleur, de père de famille en 2012 ou sous forme d’images vernaculaires lui appartenant et que j’ai intégrées à cet ensemble. L’exposition ouvre et se referme sur cette double possibilité de montage de mon travail.

Elle présente aussi le Feu, une série inédite.

Lorsque le Jeu de Paume m’a demandé de produire une œuvre pour l’exposition, j’ai repensé à ces caravanes en feu que j’avais vues lorsque je vivais à Arles avec les Roms. Ils ont, en effet, pour habitude de brûler la caravane du défunt. J’ai mis en scène ce moment, je l’ai photographié ainsi que les Gorgan en contrechamp. Ces images vont bien au-delà de la mise en scène d’un rituel qui est spécifique aux Roms. Elles interrogent le spectateur sur la nature de ce qui est représenté, tout particulièrement dans le contexte actuel d’un discours politique violent à l’égard de cette communauté. Les visages sont éclairés d’un dernier éclat mais une inquiétante obscurité s’annonce.

Parallèlement, vous exposez à la Maison rouge l’Asile des photographies, un projet réalisé avec l’historien Philippe Artières à partir des archives de l’hôpital psychiatrique de Picauville, en Normandie. Votre intention était-elle, comme vous l’aviez fait pour le camp de nomades de Saliers à la fin des années 1990, de raconter l’histoire d’un lieu ?

Plus que l’histoire d’un lieu, c’est une histoire des photographies du lieu. Nous avons, en effet, eu l’impression de découvrir un trésor iconographique qui parcourait l’ensemble des usages de la photographie (photographies de presse, de guerre, d’identité, de famille, d’architecture, cartes postales, etc.). Il constituait aussi une image de la psychiatrie différente de celle qu’on avait l’habitude de voir. Nous avons donc réalisé un montage qui parcourt l’ensemble des corpus et qui restitue l’expérience qui fut la nôtre à la découverte des images. Nous ne savions rien des photographes ni de ceux qui étaient représentés et il nous semblait important de préserver cet anonymat, de ne pas chercher à reconnaître le « fou ». Dans le travail réalisé sur le camp de Saliers, j’avais procédé de façon opposée. Il était très important d’identifier les personnes qui y avaient été internées et de savoir ce qui s’y était passé. Il s’agissait donc de réaliser une véritable enquête historique, mes photographies ayant avant tout une valeur d’identification et d’incarnation de cette histoire. Un dispositif créait un aller retour entre les images des carnets anthropométriques de la guerre et les portraits de ces mêmes personnes que j’avais photographiées cinquante-cinq ans après leur internement. Pour dire que cette histoire avait eu lieu, il fallait en connaître les faits et reconnaître ceux qui en avaient été les victimes.

Vous présentez aussi une installation, le Dortoir des agités, composée de lits et de matelas. C’est une façon de sortir de la photographie ?

Le Dortoir des agités est une installation qui revisite des archives photographiques : des images prises dans des asiles italiens et, surtout, celles réalisées à la Salpêtrière sous l’autorité du professeur Charcot qui avait fait de l’hystérie un sujet d’étude autant qu’un objet de représentation. Les images des patients en crise constituaient pour moi une image fantôme de la psychiatrie, absente des archives de Picauville, que j’ai voulu faire revenir en reconstituant un dortoir. Les matelas, attachés aux sommiers par des cordes, convulsent dans des formes identiques à ceux des patients photographiés. C’est une façon de sortir de la photographie pour y revenir dans une forme différente.