Clément Chéroux, extrait du texte « Touer l’étérnité » publié dans « les Gorgan » éditions EXB, 2017

Un style vernaculaire
Si l’approche que Mathieu Pernot propose de la communauté tsigane est certainement plus distanciée que celle de Koudelka, elle est aussi plus conceptuelle. Elle correspond davantage au regard que Walker Evans a porté sur la culture américaine. Pendant plus de quarante ans, du début des années 1930 jusqu’à sa mort en 1975, il n’a en effet cessé de calquer sa manière d’opérer sur celle de la photographie vernaculaire. Pour fixer l’aspect des églises en bois du sud-est des États-Unis, par exemple, il devient photographe d’architectures. Pour enregistrer l’image des rues principales des petites villes américaines, il se transforme en opérateur local produisant des vues à la douzaine pour les éditeurs de cartes postales. Pour concevoir ses séries d’outils, il se fait photographe de catalogues, spécialisé dans le packshot d’objets. Pour saisir l’allure des passants de Brigeport, de Detroit, ou de Chicago, il opère comme ces photographes de rue qui se postent sur les axes de déambulation, surgissent soudainement devant les promeneurs et prennent leur portrait. La liste pourrait aisément être prolongée tant Evans a systématiquement adopté les manières de faire de la photographie vernaculaire tout en revendiquant en même temps, explicitement, une démarche d’artiste. Mathieu Pernot n’a pas opéré différemment avec la famille Gorgan. Il a très vite compris qu’un seul regard ne suffisait pas pour rendre compte de la complexité de la culture tsigane. Il s’est donc évertué à multiplier les points de vue et les manières de voir. Les images de groupe où la famille Gorgan apparaît bien alignée, avec les parents au milieu et les enfants sur les côtés par ordre décroissant d’âge et de taille, l’admirable séquence dans laquelle Ninaï déploie ses cheveux pour l’objectif, rappellent l’iconographie ethnographique du xixe siècle. Certains portraits de profil, ou dos au mur, la série de la petite Vanessa jouant dans un placard de la caravane familiale évoquent la photographie anthropométrique. D’autres images font implicitement penser aux photographies des Indiens d’Amérique prises par Edward Sheriff Curtis ou Adam Clark Vroman. Mathieu Pernot n’a en somme cessé de s’approprier des regards déterminés par des applications spécifiques de la photographie, qu’elles soient anthropologiques, judiciaires ou documentaires en général. Dans la lignée d’Evans, il a lui aussi érigé le vernaculaire en style. Mathieu Pernot ne s’est cependant pas simplement contenté de s’inspirer des formes ou des procédures de la photographie vernaculaire. Il s’est également régulièrement approprié des images dont il n’était pas l’auteur et les a introduites dans son travail: des portraits signalétiques dans Un camp pour les bohémiens, quelques cartes postales dans Le Grand Ensemble, tout un éventail de clichés documentaires ou amateurs dans L’Asile des photographies. Pour le présent projet, il mélange ses propres images à des photographies de famille prises par les Gorgan eux-mêmes : les premiers pas d’un enfant, un anniversaire, un mariage, autant d’instants de bonheur griffés, écornés, ou marqués par les années. Dans L’Invention du quotidien Michel de Certeau employait l’expression « faire avec » pour décrire la panoplie des petites ruses inventées par chacun pour faire face à la vie de tous les jours, à l’ordre social et à la violence du monde. Pour Mathieu Pernot, il s’agit donc tout autant de «faire avec» que de «faire comme». L’appropriation de la photographie vernaculaire est ainsi élevée au carré, c’est-à-dire multipliée par elle-même. En s’emparant d’images dont il n’est pas l’auteur, en adoptant en parallèle le style de la photographie appliquée, et en le faisant dans le cadre d’une démarche résolument créative, il brouille les hiérarchies établies entre le vernaculaire et l’art. Il faut à cet égard noter qu’en 2012, après le décès de Rocky, la famille Gorgan s’est à son tour approprié les portraits que Mathieu Pernot avait faits de lui quelques années auparavant afin de les transformer en médaillons mortuaires. Dans la tradition de l’ornementation funéraire, les images ont ainsi été recadrées en ovale, transférées sur porcelaine, surlignées d’un liseré doré, puis apposées sur sa pierre tombale. Mathieu Pernot expose donc désormais aussi au cimetière d’Arles. Étonnant retournement de situation : à force de s’inspirer de la photographie vernaculaire, l’œuvre de l’artiste finit par en retrouver presque naturellement la valeur d’usage. Bien que parfaitement inattendue, cette réversibilité de l’appropriation achève de brouiller les frontières entre ce qui est censé être de l’art et ce qui n’en est pas. En s’appropriant autant les images que les pratiques, Mathieu Pernot fait coup double. Il produit une œuvre parfaitement authentique et interroge en même temps subtilement l’histoire de la représentation des tsiganes, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons de cette communauté à travers le regard que nous portons sur elle. Par rapport aux générations précédentes, Mathieu Pernot propose une approche quasi métaphotographique, loin du folklore et des mythes, un regard conscient du regard, c’est-à-dire parfaitement dessillé. Il a sans doute conservé la bienveillance de l’humaniste, mais il en a perdu la candeur. En photographe qui aurait lu tout Foucault, il utilise l’appropriation comme critique de la représentation. Son humanisme est en somme assez postmoderne.

Faire album
Mathieu Pernot approche aujourd’hui de la cinquantaine. Il a vu vieillir les Gorgan et naître les enfants de leurs enfants. Pour faire face au temps qui passe et nous entraîne avec lui, il a décidé de reprendre toutes les images qu’il a faites d’eux au fil des ans. Un peu comme à un moment de sa vie on éprouve le besoin de vider sur la table de la cuisine toutes les photographies personnelles que l’on a consciencieusement gardé dans une boîte à chaussures avec l’idée d’en faire un jour un album. Le temps de faire cette anamnèse était venu pour lui. Il a donc puisé dans chacune de ses séries – les toutes premières photographies faites au Rolleiflex, les Photomatons, Les Hurleurs, Le Feu – en défaisant les cohérences thématiques pour reconstituer des ensembles individuels : un chapitre pour le père, un autre pour la mère, puis un pour chacun des huit enfants. Là encore le modèle est celui du vernaculaire. Il s’agit bien, pour Mathieu Pernot, de s’inspirer de l’un des grands registres de cette photographie, celui de l’album de famille. Les premiers albums datent des tout débuts de la photographie. La Société française de photographie à Paris conserve ainsi un album dans lequel Hippolyte Bayard a collé ses premiers essais de photographies datés de l’année 1839. Dans les années 1860 et 1870, avec l’essor du portrait carte de visite, de lourds albums à ferrures, constitués d’épaisses pages à fenêtres, apparaissent sur les guéridons des salons bourgeois. Ce sont les premiers véritables albums de famille et d’amis. À la même époque, dans l’Angleterre victorienne, il n’est pas rare que les jeunes filles de bonne extraction confectionnent également, à leurs heures de loisir, des albums de présentation composés de citations, de dessins et de portraits photographiques découpés puis collés. Mais c’est surtout à partir des années 1890, avec le développement de la photographie amateur, que l’album de famille, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, commence réellement à se constituer en objet culturel. Dans les années 1960 et 1970, des artistes issus du Pop Art, du réalisme capitaliste, de l’art conceptuel ou de quantité d’autres tendances artistiques s’emparent de cette iconographie familiale et en font le matériau de leur création. En 1963, Andy Warhol réalise Let Us Now Praise Famous Men, un portrait multiple de Robert Rauschenberg sérigraphié à partir de ses photographies de famille. À la même époque, Gerhard Richter commence à s’approprier des photographies d’amateurs aux bords dentelés qu’il juge « meilleures que les meilleurs Cézanne » et les reproduit sur toile, à l’aide d’un épiscope, en respectant leurs nuances de gris, leurs effets de cadrage et même leur léger flou. Peu après, Christian Boltanski – le frère du sociologue Luc Boltanski qui avait réalisé avec Pierre Bourdieu la grande enquête sur la photographie amateur commanditée par Kodak à l’origine de la publication d’Un art moyen en 1965 – engage une réflexion plastique sur les formes et les stéréotypes de cette pratique. En 1972, il expose à la Documenta de Cassel L’Album photographique de la famille D. 1939-1964 qui reprend les clichés personnels de son ami, le galeriste Michel Durand-Dessert. Trois ans plus tard, dans la série des Images modèles, il joue avec les codes de ce que les amateurs considèrent comme la « belle image ». Dans les décennies suivantes, avec le développement des pratiques autobio- graphiques, de ce que l’on a appelé les « fictions intimes » ou les « mythologies personnelles », nombre d’artistes publient sous forme de livre leur propre album de famille. Exemple parmi d’autres: Légendes de Denis Roche, Essai de photo-autobiographie publié en 1981 par les éditions Gris banal ou plus récemment, en 2013, My Photo Album de Tracey Emin. Il serait aisé de continuer l’énumération tant les artistes qui, ces dernières années, se sont ainsi approprié les formes du recueil d’images personnelles sont nombreux. En s’emparant ainsi de ce registre ordinaire, généré par une pratique de la photographie en famille, ils ont contribué à forger ce qu’il faut bien appeler une « esthétique de l’album de famille ». C’est aussi parce que cette génération d’artistes a d’une certaine manière valorisé cette iconographie vernaculaire que Mathieu Pernot peut aujourd’hui, aisément, s’emparer des images personnelles des Gorgan, les mélanger aux siennes et proposer une œuvre qui s’inspire si ouvertement du modèle de l’album familial.

Le sens du remontage
Pour réaliser ce projet, Mathieu Pernot a démonté ses séries originelles pour en reconstituer d’autres. La photographie se prête à vrai dire assez bien à ces réorganisations. La malléabilité semble même être inscrite au cœur de son ADN. L’histoire du médium est ainsi constituée d’incessants changements de statut. Il y a quelques années la Bibliothèque nationale à Paris entreprenait par exemple de recataloguer la totalité de ses photographies d’Eugène Atget d’un classement topographique, à un inventaire alphabétique par auteur. Et ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. On ne compte plus, ces dernières années, les ensembles de photographies vernaculaires élevées au rang d’art par la grâce d’un simple déplacement. La photographie est une forme d’alchimie où le plomb se transforme aisément en or. En reprenant les photographies des Gorgan, en les réorganisant différemment, Mathieu Pernot ne fait que rejouer au sein de sa propre archive toute l’histoire de la photographie elle-même. Le travail de remontage d’images proposé ici par Mathieu Pernot rappelle à bien des égards le processus de connaissance visuelle décrit par Georges Didi-Huberman à propos de l’atlas Mnémosyne d’Aby Warburg. Un atlas n’est ni une encyclopédie ni une archive. Il n’a pas vocation à être systématique ou exhaustif. Il se contente de recueillir le morcellement du monde, mais pas n’importe comment. Il opère par sélection, puis par association. La mise en relation de ses images produit une signification. Quel est alors le sens de l’atlas de la famille Gorgan ? En défaisant ses séries, puis en les recomposant individuellement, Mathieu Pernot déplace son point de focalisation – et par là même notre attention – de l’action vers le sujet. Il ne photographie plus des gitans génériques jouant dans un Photomaton, hurlant du haut d’un mur, ou regardant une caravane brûler. Il montre désormais des personnes et non plus des personnages, c’est-à-dire des êtres dotés d’une personnalité identifiée : Johny, Ninaï, Rocky, Giovanni, Mickaël, Jonathan, Priscillia, Vanessa, Ana, Doston... les Gorgan. Ils sont bel et bien là, devant nous, en chair et en os. Dans ces dix corpus, il y a dix corps qui rient, pleurent ou s’étreignent, qui vivent et vieillissent à travers les images. Ce qui frappe avant tout dans ce livre, c’est la puissance d’incarnation des membres de la famille Gorgan. Au fil des pages, on est comme assailli par leur présence à l’image. Mathieu Pernot a d’ailleurs souvent expliqué qu’en commençant par photographier les gitans, il s’était en quelque sorte ôté la possibilité de tourner son objectif vers d’autres sujets humains, car il savait ne jamais pouvoir retrouver la même intensité. Il y a incontestablement chez eux une forme authentique de la photogénie. Non pas celle des stars d’Hollywood ou autres chimères de papier glacé, mais bien plutôt une photogénie fière, fauve, à fleur de peau, se transmettant de génération en génération. Celle-ci se traduit par une certaine prestance, une façon de se tenir debout, de regarder au-delà de l’objectif, d’irradier la surface de l’image, bref, de trouer l’éternité. C’est là précisément ce qu’a su fixer Mathieu Pernot : l’éclat d’une gemme à l’état brut, une forme ancestrale et lyrique de la vitalité. À travers ces images, les Gorgan sont vivants, bien vivants