Luiz Claudio Da Coasta, Le récit de l'Histoire et le déstabilisation de la notion de point de vue", texte publié dans le cadre du colloque "nouveaux enjeux pour le récit contemporains" organisé par LESA (université Aix/Marseille) et l'université de l'Etat de Rio de Janeiro, 2014

Introduction
Le travail, Un camp pour les Bohémiens (1998/99), présenté en 2001 sous la forme d’un livre et en 2014 d’une installation dans l’exposition intitulée La traversée, au Jeu de Paume, est l’objet de mon intervention. Après avoir découvert l’existence d’un camp de concentration destiné aux tsiganes dans un ouvrage d’historien, Mathieu Pernot constate avec surprise qu’il n’en subsiste aujourd’hui plus aucune trace : « Un étrange silence semblait résonner autour de la mémoire de ce camp qui avait physiquement disparu et dont l’histoire n’existait plus guère que dans le souvenir imprécis de quelques anciens du village de Saliers ».1 Le silence qui gêne l’artiste est celui de l’effacement, de l’amnésie de l’histoire. Qu’une volonté d’oubli ait convenu à l’Etat et à la société sédentaire n’est pas une nouveauté. George Didi-Huberman a appelé cet effacement volontaire des traces par le nazisme et la Solution Finale « machine de désimagination », celle-là même qui a pu détruire tous les vestiges, y compris l’instrument incendiaire, le crématoire V à Auschwitz.2 Bien que le fait historique de la purification ethnique du peuple juif soit déjà inscrit dans l’histoire, il est nécessaire de se le rappeler et de continuer à l’enseigner aux générations futures. Beaucoup plus passée sous silence est la volonté de liquidation des tsiganes. Selon l’article d’Henriette Asséo paru dans l’ouvrage de Mathieu Pernot, la question tsigane entrait dans la logique des lois de Nuremberg en 1937 qui prévoyaient des camps de travail forcé et la stérilisation comme « moyen de libérer les ‘générations futures’ du fléau tsigane ».3 En dépit de l’oubli déconcertant, Mathieu Pernot a découvert l’existence d’un fonds de documents aux Archives Départementales des Bouches-du-Rhône. Artiste et photographe intéressé par l’histoire, il lui fallait établir un dialogue entre des carnets anthropométriques trouvés aux archives, des portraits photographiques, des enregistrements sonores et des dessins cartographiques. Il fallait relater la souffrance que ce peuple nomade a trouvé pendant la Seconde Guerre Mondiale. Plus précisément, il s’agissait de restituer la dignité d’un peuple victime du déni historique. Les fonds d’archives sensés permettre que l’histoire soit écrite ont oublié dans leurs étalages les épreuves subies par ce peuple. Une fois découverts les documents, il fallait trouver une forme de raconter cette histoire sans la limiter par le discours des preuves. Il fallait que la force des épreuves soit l’élan d’une orientation pour l’histoire. D’ailleurs la transmission de l’histoire parmi les bohémiens est orale. Sans se fixer dans un support matériel, la mémoire historique ne limite pas le mouvement qui l’anime. C’est bien ce paradoxe qu’exprime Un camp pour les Bohémiens. D’un coté, la nécessité de raconter l’histoire des camps d’internement pour les nomades; d’un autre, l’exigence d’accorder à ce récit l’infini du temps et de l’espace propres à la culture nomade. Ce paradoxe s’inscrit parfaitement dans l’installation de Mathieu Pernot, en effet celle-ci crée une image de l’histoire et du temps qui ne s’arrête jamais, maintenue dans un circuit d’échange. Mathieu Pernot a bien exprimé ce récit nomade de l’histoire par la métaphore du voyage : « Le voyage doit continuer et la pensée qui l’anime doit rester en mouvement».4 C’est la seule manière de comprendre la nature de la relation entre l’Etat et les nomades sans réduire leur pensée unique à la pensée de la culture sédentaire. Un camp pour les Bohémiens, qui date de 1998/99, a été concrétisé dans un livre publié en 2001. Outre des carnets, des portraits photographiques et des témoignages retranscrits, le livre contient trois textes, deux rédigés par les historiennes Henriette Asséo et Marie-Christine Hubert et le troisième par Mathieu Pernot. Le dernier chapitre intitulé « Etats des lieux (1942-2000) » rassemble sept photographies documentaires du site du camp de Saliers, deux d’entre elles ont été retrouvées, les autres sont de l’artiste lui-même. Les photographies montrent le camp en 1942, installé sur le site du tournage du film de Henri-Georges Clouzot, Le salaire de la peur, avec des décors de village mexicain qu’il avait rajoutés, et pour finir, dans le paysage, l’absence totale, l’effacement de toute trace du camp. Mon analyse s’appuie surtout sur l’installation de la galerie du Jeu de Paume qui se dévoile comme un remontage de l’histoire à partir de différentes séries de traces visuelles et sonores en échange. Le « circuit d’échange » est une notion-clé du concept de récit falsifiant construit par Gilles Deleuze dans son livre L’image-temps.5 Dans sa classification des images cinématographiques et ses signes, Deleuze distingue l’image-mouvement et l’image-temps, chacune avec sa logique, c’est-à-dire un régime organique et un régime cristallin. Dans le cinéma, où prime le mouvement, les images s’enchaînent par le montage. Ce qui prévaut donc dans les nombreuses écoles de montage ce sont les enchaînements logiques et les rapports de causalité. Dans la logique de l’image- temps prédomine le montage qui établit un espace non orienté, y introduisant l’absence de liaison et l’interstice entre les images. Cette sorte de séparation entre les images permet à Deleuze de concevoir une image-cristal qui s’ouvre sur un infini. Celui-ci n’est plus produit par l’enchaînement de l’image-perception, l’image- affection et l’image-action. Cette division entre les images autorise Jacques Rancière à trouver dans la théorie de Gilles Deleuze le « régime esthétique de l’art » : « Le partage deleuzien de l’image-mouvement et de l’image-temps n’échappe pas au cercle général de la théorie moderniste ».6 Le circuit d’échange tel que l’a conçu Gilles Deleuze pour les récits falsifiants des images-temps crée un infini dialectique d’opositions. Dans l’œuvre de Mathieu Pernot cet infini est bien ancré dans l’expérience humaine dans l’histoire. Le circuit d’échange dans Un camp pour les Bohémiens n’est possible que par le montage qui met en relation des séries de signes indépendants qu’au départ. La souffrance démesurée subie par ce peuple devient dans l’œuvre de Mathieu Pernot l’infini de l’espace-temps propre à la culture nomade. Mais cet infini n’est pas purement esthétique une fois qu’elle est installée dans l’objectivité historique, celle qui a permis l’existence du camp de Saliers.7 Avec Un camp pour les Bohémiens, Mathieu Pernot a conçu un type très singulier de remontage de l’histoire dans un espace d’art. Le point de vue privilégié tenu par la connaissance des preuves est complexifié par les témoignages enregistrés eux-mêmes questionnés par les portraits et les cartes. La souffrance et l’émotion gagnent un espace dans la narration artistique de l’histoire. Praxis politique et pratique artistique s’enchevêtrent. L’INSTALLATION ET SES ELEMENTS SERIAUX Un camp pour les Bohémiens est un récit construit résultant d’un circuit d’échange entre des photos prises par l’artiste, des témoignages enregistrés, des dessins cartographiques et des documents d’archives. Sans se fondre les unes aux autres, les séries se frôlent en produisant autant de rencontres que de déplacements. Dans l’installation de l’exposition La traversée au Jeu de Paume les carnets anthropométriques trouvés dans les Archives Départementales des Bouches-du- Rhône, en France, sont exposés sous clé dans des vitrines. Au-dessous des vitrines, des écouteurs nous permettent d’entendre les enregistrements des témoins dont les voix résonnent dans le présent, exprimant les souvenirs du passé de l’internement dans le camp de Saliers. Le camp de Saliers, sorte de village-modèle pendant la Deuxième Guerre Mondiale, devait servir à la fois pour réfuter les arguments de la propagande étrangère qui s’insurgeait contre les camps d’internement français, et à la fois pour regrouper et fixer les nomades. En même temps que nous écoutons les témoignages, nous observons les portraits des victimes réalisés par Mathieu Pernot. Encadrés et fixés par la caméra, les visages des témoins dans les portraits documentaires manifestent visuellement la rencontre entre l’Autrefois et le Maintenant, comme le disait Walter Benjamin.8 De plus, on découvre des dessins cartographiques que représentent les mouvements des familles. Les différentes séries de signes visuels et sonores racontent chacune l’histoire du camp de Saliers d’un point de vue différent. Sans se fondre les unes aux autres, les séries se frôlent en produisant autant de rencontres que de déplacements. PREMIERE SERIE : LES CARNETS ANTHROPOMETRIQUES Les carnets anthropométriques à l’exposition La Traversée esquisse l’espace de l’histoire du pouvoir disciplinaire, particulièrement liée à la Police en tant qu’institution d’Etat. Conçus dans le but de surveiller les nomades, les carnets anthropométriques sont instaurés en France par la loi de 1912. Pendant la Seconde Guerre Mondiale on utilisera des méthodes et des outils scientifiques d’identification des individus. L’anthropométrie – description de caractéristiques physiques (taille, type de nez, des yeux, etc.) créée par Alphonse Bertillon, chef du service photographique de la préfecture de police de Paris –, la dactyloscopie (des empreintes digitales) – initiée par Juan Vucetich en 1891 en Argentine – et les photographies de face et de profil des individus. Par ailleurs le dispositif d’étalage des carnets, c’est à dire la vitrine, suggère un mode d’inventorisation, de conservation et de présentation d’objets culturels appartenant à un certain régime de visibilité. On pense à des muséums d’histoire naturelle ou à des départements d’anthropologie, ou aussi aux cabinets de curiosités des collectionneurs. Cependant il vaudrait mieux évoquer les cabinets d’archivages comme ceux utilisés par Alphonse Bertillon pour conserver les informations des individus surveillés. La vitrine et les carnets anthropométriques de l’installation de Un camp pour les Bohémiens font référence à l’histoire de la gouvernance policière moderne, particulièrement à celle de la vie des nomades. La photographie participe de cette gouvernance en tant qu’un dispositif d’observation considéré par sa vérité prétendue, mais aussi par l’identification possible du gouverné.9 Cependant la vérité du gouverné n’est une identité que dans la représentation construite par la police du gouvernement et ses archives. La vérité du gouverné ne se réduit pas tout à fait ni au modèle optique de la caméra ni au modèle de l’archive qui tient les photographies. La méthode d’identification judiciaire développée par Alphonse Bertillon associait portraits photographiques, empreintes digitales et descriptions anthropométriques. L’archive moderne consiste en un régime de représentations qui réunit des visibilités et des disibilités pour gouverner et contrôler la vie. A la genèse de cette histoire, un autre idéalisateur positiviste, le statisticien anglais, fondateur de l’eugénisme, Francis Galton, a essayé de fabriquer une apparence du type criminel à partir de ses « composites portraitures » en photographie. Selon Allan Sekula, « les projets de Bertillon et de Galton constitue deux pôles méthodologiques des efforts positivistes pour définir et régler la déviance sociale ».10 Les carnets anthropométriques exposés dans les vitrines de l’installation de Mathieu Pernot sont la preuve de l’histoire des camps de nomades, bien qu’ils indiquent également l’histoire de la représentation nécessaire à un nouveau type de pouvoir surgi au XIXème siècle. Deuxième série : les témoignages enregistrés L’apport de preuves n’est qu’une opération documentaire dans le champ de l’histoire.11 Le document n’est pas encore une image, ni un récit, ni un événement. Le document n’est qu’une trace du passé qui peut aider à la construction des récits historiques. Pour faire apparaître l’image du temps et un récit qui lui appartient, il faut établir des relations entre les éléments, entre les sources – images, textes, témoignages. C’est ce que Peter Burke appelle du coté textuel, «source criticism » et du coté des images, « criticism of visual evidence ».12 Il s’agit de faire dialoguer dans un circuit d’échange les textes, les images et les témoignages pour faire apparaître l’image paradoxale du temps, le récit du passé qui appartient au présent. En ce qui concerne le travail Un camp pour les Bohémiens, le circuit d’échange établit un mouvement entre ce que l’on peut appeler les preuves (les carnets anthropométriques) et les épreuves subi par les victimes.13 Les documents sont temporalisés une fois que la mémoire des individus soumis à la violence du pouvoir raciste s’exprime. C’est l’expérience du passé qui se fait entendre au présent. Les épreuves, relatées par les témoins, sont l’état du temps rendant lisible au présent la violence, mais aussi la lâcheté du pouvoir. Elles n’apparaissent pas dans les carnets anthropométriques. Quasiment tous les témoins disent avoir dû abandonner leurs biens en évoquant leur roulotte, leur maison : « À l’époque, nous avions des roulottes avec des chevaux. Et puis un jour, ils sont venus nous chercher et nous ont mis dans les camps de concentration. On a dû laisser nos roulottes et nos chevaux là-bas et on ne les a jamais récupérés ».14 Le récit le plus récurrent dans les enregistrements sonores est celui de l’abandon du foyer, des maisons que les nomades ont dû laisser derrière eux. Les témoignages de ces gens criminalisés, le timbre de leurs voix ainsi que le contenu de leur mémoire et leurs souffrances subis aux camps sont incorporés dans l’installation de Mathieu Pernot au musée du Jeu de Paume. Le témoignage est un récit qui maintient tout un rapport métonymique avec le réel en tant que trauma, événement qui, selon Freud, résiste à la représentation. L’incorporation des récits des victimes dans le contexte des arts plastiques et visuels indique une décision éthique. Selon Mathieu Pernot, l’incorporation des récits des témoins et des documents d’archives est une méthode « scientifique » par laquelle il peut « trouver une forme à l’histoire » « sans faire l’artiste».15 Les récits des témoins sont, par besoin, littéraux, objectifs et référentiels. Le langage du trauma, lui, ne peut pas faire semblant. Il s’agit de décrire les espaces et les choses sans poétiser puisqu’il est impossible de simuler le malheur subi. Témoigner le plus objectivement possible ne peut se faire dans une situation de trauma. Cela était déjà vrai pour Primo Levi qui disait dans la préface de son livre Si c’est un homme : «Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusations mais plutôt pour fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine».16 TROISIEME SERIE : LES PORTRAIT DES VICTIMES Si les récits des témoins tendent à être littéraux, les portraits des survivants de l’installation Un camp pour les Bohémiens portent eux la caractéristique de la distance objective. Face aux conventions de ce genre, ces portraits photographiques sont bien traditionnels. Sans aucun doute la tradition du portrait dont Mathieu Pernot se nourrit est la photographie documentaire anthropologique dont les caractéristiques sont la frontalité, le noir et blanc, le regard dirigé vers la caméra et le spectateur. Dès Edward Curtis, ethnologue nord-américain du XIXème siècle, jusqu’aux photographes liés au Farm Security Administration (FSA) des années 1940 aux États Unis, on voit le même type du cadrage approximé. Mais c’est Auguste Sander qui privilégia la frontalité dans son livre Face of our time. La frontalité réponds à la recherche d’impersonnalité, la neutralité psychologique du coté du modèle et expressive du coté du photographe.17 La frontalité fait apparaître l’éloignement de l’autre qui nous regarde directement dans les yeux. L’identification devient impossible lorsqu’il y a cette distance. La distance objective des portraits de Mathieu Pernot pour Un camp pour les Bohémiens ne partage pas « le changement d’optique » dans le champ anthropologique face à l’attitude scientifique du recul. La tendance participative en anthropologie apparue dans les années 70 a apporté des répercussions sur la notion d’objectivité puisque le chercheur en sciences humaines est lui même impliqué parmi les objets de ses études. Depuis l’objectivité est devenu problématique.18 Les portraits de Mathieu Pernot ne sont ni subjectifs ni métaphoriques ni participatifs. Ils montrent la distance que l’on voit dans les carnets. Et pourtant, les portraits photographiques, eux, conservent une distance propre aux images. Une impossibilité de compréhension nous atteint. C’est la ressemblance de l’image avec la mort, ressemblance non pas avec la chose vue mais avec l’éloignement infini de la chose entrevue. On identifie les visages des individus mais peu à peu les rides, le regard, enfin l’absence incommensurable nous envoient à an autre temps, celui de la souffrance vécue et que nous ne pouvons pas énoncer. La ressemblance objective des portraits de Mathieu Pernot met dans le regard la négativité de la mort.19 Les portraits ressemblent à l’événement traité par l’oeuvre dans la mesure où le négatif, distance temporelle et affective, est déposé sur le visage des victimes. On y voit leurs rides, et au fond de leurs yeux les traces de la souffrance, le temps perdu de leur jeunesse brutalisée. Effectivement, les portraits ne sont pas des preuves visuelles de ce qui s’est passé. En tant qu’images, ils ressemblent à la disparition de tous ceux qui sont mentionnés dans les enregistrements. Ce qui nous apparaît en regardant les portraits c’est la mort et la violence subies, en tant qu’événements impossibles à représenter. L’attitude distante et objective des portraits est distincte de celle des témoignages, puisque les récits, bien qu’objectifs, montrent l’implication émotionnelle de ceux qui parlent. La distance et la frontalité des portraits finissent par rendre sensible la disparition, l’absence, la mort. La ressemblance des portraits n’est pas dûe à ce je vois, mais à la souffrance du passé et à la mort qui me regardent dans le présent. En premier cette ressemblance nous permet d’identifier ceux qui ont vécu la réalité historique documentée dans les carnets. Cependant un espacement infini nous refuse l’identification visuelle. Pendant qu’on regarde les portraits et qu’on écoute les enregistrements, l’expérience de la souffrance démesurée se substitue à l’objectivité visuelle. Enfin la mort nous regarde quand nous regardons les portraits. Dès que les carnets anthropométriques sont exposés, le spectateur est projeté dans l’objectivité d’un événement historique, en même temps que dans l’objectivité irreprésentable du trauma des victimes. Pour l’exposition La traversée au musée du Jeu de Paume, Mathieu Pernot a incorporé dans la salle dédiée à l’installation Un camp pour les Bohémiens sa série de dessins, Le dernier voyage réalisée en 2007. QUATRIEME SERIE : LES DESSINS CARTOGRAPHIQUES Les dessins cartographiques représentent chacun l’itinéraire parcouru par les différentes familles de nomades dans l’année qui a précédé leur internement dans le camp de Saliers. Sans repères objectifs visuels et sans une légende qui les accompagne, les dessins cartographiques ne peuvent façonner la connaissance des lieux. Ce qui en résulte c’est l’expérience de l’infinitude de l’espace telle que la vivent les nomades. L’infini de l’espace conçu par la pensée nomade est celui d’un espace qui n’a ni frontière ni limite. Une fois la circulation des nomades circonscrite dans la géographie politique moderne s’organise la résistance à la sédentarisation de leur mémoire et de leurs pensées. Mathieu Pernot en est conscient : « Cette mémoire, que l’on peut appeler nomade, ne pouvait être que vivante, tout entière concentrée dans l’immensité de l’instant présent ainsi que dans la totalité des espaces occupés ou traversés par les familles ».20 Cette immensité n’a rien à avoir avec l’infini esthétique puisqu’il est bien présent dans l’expérience que les nomades ont du monde. Nous avons, d’un coté, l’infini de l’espace représenté par des dessins sans repères, d’un autre l’infini irreprésentable de la souffrance subie par la violence de l’Etat. Les séries sont incontestablement indépendantes les unes des autres de telle sorte que l’on peut facilement les décrire. En revanche, une fois la première série assimilée, la deuxième apporte une sorte de couche temporelle et émotionnelle derrière celle-là, aidant ainsi à sa lisibilité, lui donnant plus de précision, mais aussi plus d’ambiguïté et plus de mouvement. Preuves d’un état des lieux des institutions disciplinaires modernes, les carnets anthropométriques ne renferment pas l’enregistrement de la souffrance de ceux qui ont été emprisonnés, toutefois on peut la découvrir dès l’écoute des témoins. Quant aux portraits documentaires des survivants du camp de Saliers, muets ou silencieux, ils s’enrichissent eux-aussi des expériences témoignées. Preuves d’une existence âpre, les photographies deviennent l’épreuve d’une souffrance tout à fait particulière et historique. La souffrance dans les regards mystérieux des portraits devient lisible en tant que souffrance historique grâce aux enregistrements vocaux des témoins et aux carnets. Les portraits restituent aux survivants la dignité et montrent la résistance nomade à une culture sédentaire qui la souhaite exclue de la souveraineté politique. L’installation Un camp pour les Bohémiens fait un montage de différents signes et images sans orientation déterminante selon plusieurs points de vue. Pour les portraits, le point de vue est celui de la caméra qui regarde les victimes en même temps qu’elles les regardent, elle et le spectateur. Les carnets expriment la position du régime policier, les témoignages, eux, articulent ce qu’ils ont vécu. Bien que le point de vue soit mouvant selon le principe d’échange, la position du récit est bien celle de ceux qui ont subi la violence. La temporalisation des images, des mots et des documents fait en sorte que le passé réel historique s’actualise dans le présent de l’irréel comme une lisibilité pour l’histoire de la souffrance. Cette lisibilité relève de la constellation façonnée par le montage qui fait apparaître l’expérience des victimes. Ce que l’on voit et ce que l’on lit ce n’est pas la détermination du passé. C’est une lisibilité du passé rendue possible par le circuit d’échange entre les signes, le passé rencontre alors le présent, comme disait Walter Benjamin, dans un éclair, une constellation, une image cristal de l’événement historique.21 Le travail de Mathieu Pernot ne renonce ni à l’autorité de l’artiste ni à celle des victimes ni à celle du spectateur. Au contraire, on peut identifier des temps et des sujets différents dans l’œuvre : l’artiste est celui qui choisit ce qui doit être montré ; les victimes, elles, révèlent ce qu’elles ont subi ; le spectateur remplit l’espace vide de la caméra pour mettre le circuit d’échange en action. Ainsi il participe activement au processus de la construction de la mémoire historique. D’un coté, la logique des institutions disciplinaires de l’Etat policier distribue les fonctions sociales en transformant des nomades en individus sans fonction afin de les confiner dans des camps de concentration. De l’autre coté, la logique nomade des passages et des traversées redistribue politiquement les sujets en incluant le spectateur. En fait le spectateur doit sa subjectivité aux mouvements et aux échanges qu’il met en œuvre pour se créer une image et un récit de la société et de son histoire. Un camp pour les Bohémiens travaille pour l’émancipation de la subjectivité au présent. En construisant une lisibilité de l’histoire, on pourrait éviter l’anéantissement de la culture nomade dans le contexte de la mondialisation dont les déplacements ne sont que l’expression d’un besoin commercial du tourisme. Et c’est bien ce que dit Mathieu Pernot à la fin de son texte paru dans le livre Un camp pour les bohémiens : « Alors, pour éviter que le pire ne se réactualise, sans doute faudra-t-il ne pas oublier tout autant qu’imaginer l’histoire de tous ces lieux anonymes sur lesquels, un jour, des Tsiganes furent arrêtés, internés ou massacrés ».22 Loin de la notion du point de vue classique totalisant qui veut tout voir et tout savoir, mais aussi distinct de l’idée structuraliste de la distribution dans l’espace narrative entre le focus interne (Voir) et l’instance externe (Savoir), Un camp pour les bohémiens dévoile une conception souple du point de vue.23 Les échanges modifient la perspective qui passe soit par le pouvoir de l’archive soit par l’impuissance du peuple nomade opprimé et sans lieu dans l’histoire. La mobilité est la puissance de la pensée visuelle qui montre l’épreuve de ce peuple et lui donne une digne représentation. Par conséquent, la prise de position de la narration est nette. Elle oppose les dispositifs disciplinaires à la souffrance vécue par le peuple nomade, ses affects et ses émotions. L’objet historique montré par l’installation n’est pas séparé du point de vue. L’un et l’autre sont pensés comme conjoints. Objet regardé et sujet qui regarde ne sont qu’un ensemble esthétique et éthique, comme le souhaitait Pierre Paolo Pasolini pour le « cinéma de poésie ». Dans le cinéma de poésie de Pasolini, la distinction entre l’objet vu et le sujet qui regarde s’évanouit. Ce que voit subjectivement le personnage et ce que voit objectivement la caméra se distribue sans hiérarchie, au profit d’aucun des deux. En un mot, Un camp pour les Bohémiens est un récit qui constitue un événement historique singulier dans l’espace de l’irréel dans la mesure où il fait survenir une discontinuité dans le réel du spectateur. Références bibliographiques DELEUZE, Gilles. A imagem-tempo (cinema II). 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1 PERNOT, 2001, p. 3. Le camp de Saliers, sorte de village-modèle, devait servir à la fois pour réfuter les arguments de la propagande étrangère qui s’insurgeait contre les camps d’internement français, et pour regrouper et fixer les nomades.
2 DIDI-HUBERMAN, 2003, p. 32.
3 ASSÉO, Henriette. “Le destin européen des tsiganes: de l’enracinement au génocide”. In : PERNOT, op. cit., p. 15.
1 4 PERNOT, op. cit., p. 43
5 DELEUZE, 1990. Voir aussi : FROGER, 1999, pp. 131-155.
6 RANCIERE, 2001, p. 147. Le texte de Rancière cherche à comprendre la pensée de Deleuze sur le cinéma dans le régime esthétique de l’art, c’est à dire la théorie moderniste de l’art. Selon Rancière Deleuze cherche l’identité des contraires (actif et passif, pensée et non pensée) sans la prérogative du premier : “L opposition de l’image-mouvement et de l’image-tempos est ainsi une rupture fictive. Leur rapport est bien plutôt une spirale infinie. Toujours l’activité de l’art doit se retourner en passivité, se retrouve encore dans cette passivité et doit se contrarier à nouveau. » RANCIÈRE, op. cit., p.159.
7 Pour la différence entre l’infini esthétique et l’infini objectif, voir : ECO, 2010, p. 17.
8 « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules les images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage. » BENJAMIN, 1989, p. 478-479.
9 ROUILLE, 2009.
10 “The projects of Bertillon and Galton constitute two methodological poles of the positivist attempts to define and regulate social deviance.” SEKULA Allan. “Body and the archive”. October, Vol 39 (Winter, 1986). The MIT Press. p. 19 http://www.jstor/org/stable/778312. Accès: 02/01/2015, 19:50.
11 Selon Paul Ricoeur, l’opération réalisée par l’historien a une structure triadique: l’étude des documents, l’explication et la représentation. RICOEUR, 2007.
12 BURKE, 2001, p. 15.
13 Georges Didi-Huberman discute la condition des preuves des enregistrements visuelles, au cinéma et dans la photographie, dans le contexte de l’ouverture des camps de concentration, mais aussi les témoignages comme des épreuves qui ouvrent « les yeux sur l’état du temps ». DIDI-HUBERMAN, 2010, p. 11-67.
14 Transcription de l’enregistrement de Roger Demetrio. PERNOT, op. cit. p. 90.
15 Entretien avec Mathieu Pernot par Etienne Hatt . « Trouver une forme à l’histoire ». Publié dans VU mag . N°5, 2010. Sur le site de l’artiste, voir : http://www.mathieupernot.com/textes_01.php
16 LEVI, 1987, p. 7.
17 LUGON, 2011, p.181.
18 GENEST, 1979, pp. 333-344.
19 BLANCHOT, 1988. Voir aussi: NORDHOLT, Anne-Lise Schultze, 1995, p. 204-213.
20 PERNOT, op. cit., p. 40.
21 BENJAMIN, 1987, p.224.
22 PERNOT, op. cit., p. 42.
23 Pour une discussion de la focalisation, voir: PERRON, Bernard. “Focalisation: un détour par la scénaristique”. http://www.erudit.org/revue/etudlitt/1993/v26/n2/501042ar