L'état des lieux 
François Cheval, texte publié dans « l'état des lieux », 779 éditions, 2004


Paradoxale, l'œuvre de Mathieu Pernot l'est principalement en ce qu'elle met à mal le statut de la photographie elle-même. Intermédiaire entre le constat et la reconstruction fictionnelle, la méthode, fondée sur l'étude des « détails » et de leurs discours spécifiques, analyse la relation qu'elle entretient avec le sujet (la personne) et l'objet constitutif (l'exclusion). Paradoxale, toujours, elle satisfait au métier pour mieux examiner ses intentions.

Ce qui nous échappe.
Dès l'origine, le travail de Mathieu Pernot prend ses distances avec le fait brut. À la question de la preuve, il oppose un ensemble d'indices, de traces et de signes dont la seule légitimité repose sur la capacité des spectateurs à les identifier.
Les gitans ont été, dans un premier temps, le terrain privilégié d'une action, d'un procès, qui confère à la photographie un statut « politique ». Photomatons, série réalisée avec des enfants tsiganes, impressionnait par la rigueur du dispositif. En se démarquant de la photographie judiciaire – parce que cette série renvoie évidemment au fichage des « classes dangereuses » –, elle questionnait la nature prescrite du regard porté. La norme contraignante de la machine s'impose comme le sujet réel d'une démarche que rien aujourd'hui ne remet en cause. En se démarquant de l'imagerie usuelle sur les gitans, Mathieu Pernot interrogeait le statut accordé à ces communautés mais aussi la manière dont on en avait rendu compte.
La série consacrée aux Tsiganes de Roumanie (1998) amplifiera l'idée d'une existence ambivalente, façonnée par la contrainte et, en même temps, irréductiblement force sauvage et puissante. La cohésion du groupe social s'impose comme résistance à la norme.

Parce qu'elle est la norme.
L'idée du contrôle total hante les sociétés depuis le xixe siècle. Elle poursuit continuellement la photographie car la surveillance organisée ne se conçoit qu'accompagnée de machines optiques sophistiquées.
Alphonse Bertillon arriva le premier à élaborer un objet complexe de reconnaissance de l'identité pour le contrôle de la société. Depuis, les techniques de la photographie n'ont cessé de redoubler les techniques de l'exclusion et de l'enfermement ; les unes étant le décalque des autres, des instruments de régulation et d'intégration pour la solution de l'ordre social.
Dans Un camp pour les Bohémiens, série d'images d'identité judiciaire, Mathieu Pernot a reconstitué l'histoire du camp d'internement de Saliers, un camp modèle où l'architecte des Monuments historiques, en 1942, avait reconstitué un village camarguais.1 Quelques cinquante ans après, Mathieu Pernot confrontera les portraits de quinze rescapés à leurs images extraites d'ignobles carnets anthropométriques.2
La juxtaposition de deux images au statut contradictoire, l'apparition du double, sème la confusion dans l'ordonnance de l'identification. À ceux qui voulaient supprimer le doute – la culpabilité s'inscrit dans la photographie –, par l'accumulation d'indices criminogènes, Mathieu Pernot oppose la réalité d'une complexité invisible. Le portrait seul n'est autorisé à composer une biographie.
Le recours aux outils de la photographie appliquée, la précision et la frontalité, soutiennent la recherche des éléments significatifs. Ils mettent en perspective le discours conscient, et intégré, à l'origine des systèmes de contrainte sociale.
La techne productrice de l'aliénation se retrouve ici convoquée et perturbée par les témoignages oraux des victimes associés à leur portrait contemporain. Une manière, une fois de plus, pour Mathieu Pernot d'énoncer les limites de l'image mécanique.

Et nous laisse sans voix.
Depuis Foucault, il n'échappe à personne que la marge figure au centre du fonctionnement sociétal par l'institutionnalisation de l'enfermement.
La valeur de l'homme se mesurant à l'aune de la valeur de la marchandise, on pense désormais en accord avec J. Bentham que « la détermination de la valeur d'une conduite réclame une arithmétique des plaisirs et des peines ».3 Depuis, on a de cesse de rationaliser les conduites déviantes par l'intercession de l'architecture, de la sociologie, de la psychiatrie et d'une forte dose de substances chimiques.
Mathieu Pernot, dans l'établissement de son projet général, ne pouvait évacuer l'épisode de la prison. Là où Piranèse accumulait les souffrances d'une humanité fautive dans une perspective tourbillonnante ne restent plus désormais que l'ergonomie et l'objectivité de l'analyse de la figure géométrique ; la non-vie.
En écho, Les Hurleurs renouvellent le travail de Mathieu Pernot et le conduisent à élever « un monument à la douleur » ou, pour le moins, un « théâtre silencieux de la douleur ».
La scénographie est des plus dépouillées. Un personnage, seul, hurle et s'adresse à un proche incarcéré. Figure d'un chœur antique, sujet d'une peinture d'histoire structurée par les obliques tragiques, chaque personnage déclame un épisode de la tragédie.
Le souci de fixer le détail d'une main, ou de deux, d'un bras, l'apparition d'un nourrisson, l'angle d'un corps, la volonté d'enfermer le récit et jusqu'à la tonalité délavée des couleurs dans un réseau géométrique impitoyable, tout révèle une tension. Cette dernière ne procède plus seulement de la vie intérieure mais interroge l'énigme au plus haut point de la lucidité.
La disparition du paysage, l'anéantissement de la prison comme sujet au profit de la perception d'un moment « fluidique » et silencieux nous font l'obligation de reconstruire la scène et sa dramaturgie.

Le jour des Cendres.
Barcelone, Mantes-la-Jolie, La Courneuve, Meaux : squats ou démolitions par implosions, vulnérabilité architecturale et effondrement d'un monde. Dans le Barrio Chino et dans les banlieues, le processus d'assainissement s'amplifie. La technique épure au moyen d'un phénomène physique, l'implosion : « phénomène accompagnant la rupture d'une enceinte où règne une dépression »4... Passage d'un état à un autre, de l'existant au néant, l'implosion est un entre-deux qui marque la fin d'une condition. Un nuage d'éléments composites en se répandant sur la banlieue, moderne Pompéi, prend la forme des nuées ardentes. Ce moment éruptif, magnifique, annonce la destruction d'un monde. Durant quelques instants, la perfection formelle de ce nuage et la disparition des principes solides présentent la plus parfaite figure de l'eugénisme

Un exercice salutaire.
Force est de constater, et Mathieu Pernot nous l'affiche, que l'expérience du monde contemporain se confond avec la destitution des institutions, que la décomposition et la dislocation de l'organisation sociale sont inhérentes au fait technique.
Cela pourrait ressembler à un exercice monomaniaque de déconstruction ou de dénonciation. Mais par delà la constatation, sinistre, Mathieu Pernot dans son exercice salutaire de restitution, contre toute dépossession, nous met face à notre capacité de regarder. Quand nombre de ses pairs abusent de la redondance, il expérimente les échappées hors du champ normatif de la photographie. Il est l'un de ceux qui nous procurent encore une vision de l'homme et de ses objets sans illusion. Mais là, on sait encore avec Foucault, que de cette conscience naît toute forme de résistance et de création.

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