Trouver une forme à l’histoire
Entretien avec Mathieu Pernot par Etienne Hatt
Publié dans « VU mag » N°5, 2010

Le travail de Mathieu Pernot s’inscrit dans la tradition d’un art politique nourri d’histoire et de sociologie. L’artiste procède par séries qui sont autant de points de vue analytiques et successifs sur les grandes questions politiques et sociales de l’identité et de la mémoire, de l’aliénation et du progrès. Il revient, dans cet entretien, sur la réutilisation d’images préexistantes.

Plusieurs de vos travaux, surtout depuis la fin des années 1990, incorporent des images préexistantes. Quelles réflexions vous ont conduit à adopter une telle démarche ?

Il s’agit avant tout d’une rencontre avec des images. Il y a d’abord l’émotion et la fascination  que ces images rencontrées  exercent sur moi. Ces photographies m’appellent, j’essaie de leur répondre, de les remettre en forme si cela me semble nécessaire et de les intégrer à mon travail. Je me souviens d’une photographie que Bitshika Gorgan, le patriarche de la famille de Roms que je photographiais depuis plusieurs années, m’avait montrée lors d’une discussion. Il s’agissait d’un portrait d’identité qui avait été réalisé à son retour des camps de concentration allemands.  Cette image était un document historique, mal conservé, marqué par les années, mais dont l’émouvante beauté m’évoquait les portraits de la peinture flamande. Il y avait comme un vertige dans cette image, un appel qui constitua mon premier usage de l’archive.

Cette pratique, ancienne et acquise dans le domaine des arts plastiques, a été utilisée pour remettre en cause la notion d’auteur et les hiérarchies établies entre des images de statuts différents. Comment vous positionnez-vous par rapport à ces démarches critiques ?

Il y a plusieurs usages des images préexistantes qu’il conviendrait de distinguer même s’il ne m’appartient pas d’établir de classements ou de hiérarchies. Il y a des auteurs qui collectionnent  des images sans intervenir dessus, ceux qui inventent des protocoles de classification différents pour opérer une relecture des images, d’autres qui se réapproprient les documents initiaux comme la matière première d’une démarche conceptuelle ou plasticienne, et enfin les artistes qui produisent des archives imaginaires. J’ai du mal à me définir précisément par rapport à ces démarches et il me semble que certains de mes projets pourraient se trouver dans des catégories différentes. Ce qui reste très important pour moi, c’est de continuer à faire des photographies, de rester au contact du monde et ne pas travailler seulement avec les images que celui-ci produit. Mon travail est une sorte de montage entre les images que je réalise et celles que je trouve.

Vos recherches sur le camp de nomades de Saliers ouvert sous Vichy vous ont amené à vous intéresser à des carnets anthropométriques qui, aujourd’hui conservés aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, permettaient à l’administration de contrôler les déplacements de ces populations. En revanche, ce sont des cartes postales des années 1950 aux années 1970, collectées aux puces, que vous avez utilisées pour votre travail sur les grands ensembles. Faites-vous une distinction entre ces documents de nature, forme et statut très différents ?

Bien sûr, la question de l’usage des photographies reste très importante et je ne m’autorise pas les mêmes pratiques sur toutes les images. Dans le cas du travail sur le camp de Saliers, il s’agissait avant tout d’un travail d’historien. Cette approche « scientifique » était d’autant plus nécessaire qu’il s’agissait d’exhumer l’histoire d’un camp de concentration pour tsiganes dont tout le monde ignorait l’existence. Il fallait montrer ces images de fichage sans en rajouter, sans faire « l’artiste ». La question importante était surtout de trouver le dispositif muséographique le plus juste pour restituer cette histoire en exposant des documents d’archives originaux, les photographies des survivants que j’avais réalisées et le dispositif sonore de leur témoignage. Il fallait trouver une forme à l’histoire.
Pour les cartes postales des grands ensembles, je me suis autorisé une plus grande liberté dans leur réappropriation. Ce sont des images populaires qui me rappelaient des images de mon enfance. Le choix des cartes était lié à la fois au quartier représenté et à un détail qui pouvait m’émouvoir dans l’image. J’ai eu une approche plus sensible avec ces images.

Comment, dans le cas des cartes postales de grands ensembles que vous avez simplement agrandies, votre intervention interfère-t-elle avec le document d’origine ?

J’ai agrandi les cartes parce que je pensais qu’il était important de pouvoir « entrer » dans les images, dans les espaces urbains représentés. Et puis je voulais donner une forme monumentale à cette collection, en faire une sorte de monument des utopies urbaines déchues. Dans le même temps, on comprend que ces images sont des cartes postales agrandies puisque j’ai conservé les bords ciselés de l’image et la signature des photographes qui en étaient les auteurs. Je montre l’usage tout en transformant l’objet.

Dans le cas des Témoins, où vous agrandissez des détails de ces cartes postales, l’intervention tend à évacuer le contexte initial. Que reste-t-il du document après cette opération de décontextualisation, voire de détournement ?

Il ne reste presque rien du document initial. Les Témoins sont des fantômes de l’image, des apparitions désincarnées. Ils pourraient provenir de n’importe quel document photographique imprimé. Le corps de ces témoins est traversé par la trame de l’image. Il semble se dissoudre dans la couleur et dans le procédé d’impression. Je les considère comme des images mentales qui renvoient le spectateur à sa propre mémoire. Certains m’ont confié avoir le sentiment de reconnaître un enfant, une mère ou un proche dans ces images.  Ce qui les rapproche de l’histoire des grands ensembles, c’est le fait qu’ils proviennent des cartes postales dont ils sont un fragment fragile et oublié.

Vos séries réalisées à partir de documents préexistants sont toujours connectées à des photographies dont vous êtes l’auteur. Ainsi, les photographies d’identité des carnets anthropométriques de nomades dialoguent-elles avec des portraits et des récits de souvenirs des personnes que vous avez retrouvées. De la même manière, les Implosions et les Nuages rendent compte de la destruction récente des grands ensembles. De quelles significations ces mises en regard sont-elles porteuses ?

Quand je commence un nouveau travail photographique, mon premier geste consiste à déconstruire l’idée que je m’en fais. Je travaille comme un chercheur qui explore plusieurs pistes à la fois. En même temps que je réalise des prises de vue, je regarde des archives concernant le sujet. J’éparpille les pièces du puzzle, je confronte les images, je crée des ensembles. Chaque projet peut englober plusieurs formes discutant les unes avec les autres. L’œuvre naît  d’une forme de tension entre les différentes séries. Pour reprendre le titre d’un livre de Georges Didi-Huberman, il faut que les images prennent position. Mais celle-ci n’est jamais définitive et le montage peut être différent d’une exposition à l’autre.

Votre livre Un camp pour les bohémiens. Mémoires du camp d’internement pour nomades de Saliers (Actes Sud, 2001) est très pédagogique. Il comprend plusieurs textes de nature historique qui contextualisent les documents d’archives et vos photographies. Le grand ensemble (Le Point du Jour, 2007) en est, en revanche, complètement dépourvu. Comment expliquez-vous une telle évolution ?

Lors du travail sur le camp de Saliers, j’avais conscience de faire un travail qui n’avait jamais été fait et qui ne pourrait plus être réalisé par la suite. Très peu de gens s’étaient intéressés à cette histoire et il y avait chez les rares historiens spécialistes de cette question une forme de tabou et de peur de l’image. Or, il me semblait indispensable de raconter l’histoire du camp par les photographies des carnets anthropométriques et les portraits des survivants. Mais cela ne pouvait suffire et j’ai donc demandé à deux historiennes d’intervenir. L’histoire du camp de Saliers a donc été écrite et mise en forme par la mise en commun de pratiques plurielles. C’était un projet qui me dépassait et il me semblait indispensable de faire un livre d’histoire plus qu’un livre d’artiste. Je suis heureux de voir qu’aujourd’hui ce livre est devenu une référence historiographique pour les scientifiques.
Le grand ensemble constitue une forme de contrepoint. Finalement, ce qui m’importait était l’histoire des images et des représentations des grands ensembles plus que l’histoire urbaine en elle-même. Les seuls textes présents sont ceux qui figurent au dos des cartes postales des grands ensembles. Ils constituent une forme de littérature mineure, à la fois poétique et vernaculaire. Ils racontent aussi une histoire de cette époque. Je ne voulais rien ajouter à ces mots et ces images, je ne souhaitais pas historiciser ce travail. Ce livre pose des questions mais n’apporte pas de réponse, contrairement à l’ouvrage sur le camp de Saliers.

Vos travaux explorent des thématiques historiques ou sociologiques. Par la recherche, l’analyse et la réutilisation de documents qui peuvent être investis d’une valeur historique ou sociologique vous vous inscrivez, à votre manière, dans le champ des sciences humaines et sociales. Comment concevez-vous l’apport d’une démarche artistique à ses disciplines ?

Michel Foucault disait que l’historien était celui qui transformait les documents en monuments. Cela pourrait également définir une partie de mon travail, dans une approche qu’on pourrait qualifier de monumentaire ou documental. J’essaye de trouver une forme à l’histoire et je me nourris autant d’ouvrage de sociologie, d’anthropologie ou de philosophie que de livres d’art contemporain. La question n’est pas tant de savoir ce qu’une démarche artistique peut apporter à un travail scientifique et inversement mais d’essayer de produire un nouvel objet qui traverse les disciplines.

Vous travaillez actuellement avec l’historien Philippe Artières sur l’hôpital psychiatrique de Cherbourg dont vous explorez le fonds d’archives extrêmement diversifié. Pouvez-vous préciser les grandes lignes de ce projet et revenir sur le dialogue qui s’est instauré entre l’artiste et l’historien ?

Nous avons été invités par le centre d’art Le Point du Jourpour réaliser un travail sur cet hôpital psychiatrique. La collaboration avec Philippe Artières est quelque chose de très importante pour moi. Nous venons d’horizons différents et sommes pourtant étonnamment proches dans notre façon de travailler. Dans ce projet, nous travaillons à partir des archives de l’institution. Les sources iconographiques sont très importantes et nous continuons encore à découvrir de nouvelles images. L’idée serait non pas de faire l’histoire du lieu par la photographie mais des histoires de la photographie à partir de l’institution psychiatrique. Une histoire des pratiques et des usages de la photographie ; une histoire des images « à la marge ».